Les ragots de Lyne

A peu près tout le monde dans l'équipage le sait, la jeune gabière blonde a un attrait pour les histoires, se mettre en avant, et se mêler de ce qui ne la regarde pas. De ce trio d'intérêts naît un certain talent pour balancer des rumeurs. Bien qu'il y ait souvent un peu de vrai, on voit bien que la blonde en rajoute des couches, mais avec talent et sens du spectacle, donc on lui pardonne généralement ce qu'elle colporte.

En ce moment, Lyne raconte la fameuse histoire du saucisson du Gros Pitt.

"C't'ait l'jou d'la tempête. L'Gros Pitt avait ach'té un gros s'cisson à l'Arche d'la journée, mais pas n'importe quel s'cisson. Ooooh que non, les amis. L's'cisson du Gros Pitt, y lui avait été r'vendu par un chaman Norn, et c'tait du saucisson d'Chacalope, 'vec queq' propriétés pas bien connues.Je l'sais pa'c'que j'tais pas loin, j'tout entendu. Et du coup... d'coup j'ai suivi. Car l'Gros Pitt, l'est allé voir un asura pour expertiser l'marchandise.
V'connaissez tous les asuras, y parlent beaucoup 'vec des termes compliqués. J'pas tout compris d'son baragouin, cachée qu'j'étais sous la f'nêtre ouverte d'son labo -y commençait à faire lourd, cause d'l'orage en approche, et l'avait ouvert. Mais c'que j'ai compris... ça confirmait les dires d'Norn."

La jeune gabière marque une pause, observant son auditoire avant de reprendre un ton plus bas, sur celui de la confidence.

"L'viande d'Chacalope, ça dévl'oppe les musc' des jambes comme n'importe quoi. On pourrait bondir attraper la lune, en en mangeant. Ca "densifie les musc' fessiers, ressert les fib' dans un maillage complexe qui centup' la puissance musculaire", a dit l'scientifique asura. Seul'ment, ç'a des effets s'condaires : l'personne, elle peut pas s'empêcher d'ronger l'bois et les bouts. Gênant, pour nous aut'.
Not' maître coq revient donc, 'vec c's'cisson d'Chacalope. P'quoi, direz-vous ? C'est dang'reux et y l'sait. Mais l'Gros Pitt sait pas encore bien quoi en faire, d'son saucisson. J'le vois à son oeil inquiet tout du long d'la journée. L'a caché l'machin, mais y sait qu'y pourra pas l'garder. Et pourtant, pourtant... il l'a payé cher, s's'cisson. Il aim'rait bien p'voir l'revend'. Mais v'connaissez l'Gros Pitt t'aussi bien qu'moi : l'devoir avant tout, et l'devoir c'tait d'préparer l'voyage."

Une fois de plus, Lyne marque une pause dans son récit, laissant à chacun le loisir de juger de la loyauté du maître coq.

"C'était peu avant l'départ. L'Gros Pitt avait fait 'vec Pic Vert un passage en r'vue des vivres, sans mentionner l'saucisson. Mais quand il va voir si l'bout d'gras maudit d'Chacalope est bien là où l'a caché..." La gabière tourne lentement ses paumes ouvertes vers le plafond -ou le ciel, selon où elle est- avec un air contrit. "Quand y va voir, bah l'a disparu. J'faisais un sieste à c'moment, et j'l'entendais qui r'tournait toute la cale en grognant. Et plus ç'allait, plus il s'énervait ! J'vite compris l'problème, mais j'pouvais pas l'aider : on allait bentôt partir. C'Kabir qui lui a filé un coup d'main. Enfin, avant qu'la tempête soit sur nous, y l'ont r'trouvé. Vous l'avez tous entendu, c'grand cri d'Kabir "Le v'là, ton saucisson !"
Mais, pour l'meilleur ou pour le pire, l'est pas resté là ben longtemps. Chahuté par vents et flots, l'saucisson est tombé à la mer. C'est c'que l'Gros Pitt marmonnait l'soir même, dans sa couche. Pas d'risque qu'on en mange, donc. Mais p'têt ben qu'un jour s'dév'loppera un Chacalope des mers, une créature improbable qui bondit à 400 pieds hors de l'eau d'un grand coup d'queue, et qui ronge les coques des navires... P'têt qu'on entendra encore parler du saucisson d'Chacalope..."

Cette nuit, le pied d'Ulrick a enflé suite à une piqûre d'insecte. Le marin jure ses grands dieux qu'il ne peut pas poser le pied au sol tant une pression dessus lui fait mal. Selon Tom, il s'agirait d'une réaction allergique, mais Lyne a tient d'autres propos.

"On a tous vu d'gens allergiques aux p'qûres d'moustiques, aux m'sures d'araignées... On ets tous d'accord qu'ç'fait pas ça. L'pov' Ulrik, y peut même pus poser son pied. Non, l'vérité, c'est qu'il a été piqué par l'raignée Tapatzin. C't'un marin qu'm'en a parlé, y'a queq' années à l'Arche.
Qu'est qu'c'est que c'bestiole-là, vous d'mandez-vous ? C'une araignée rare qu'vit dans l'jungle, et qu'pond ses oeufs dans la chair vivante pour qu'ses gamins y bouffent l'hôte d'l'intérieur. C'pour ça qu'l'Ulrick l'a mal au pied au point d'pus pouvoir l'poser : y marche s'r un nid !
Mais l'gars est p'encore perdu : on a r'péré la chose assez tôt, on peut 'core l'opérer et r'tirer la salop'rie d'son pied. S'non... si y'a éclosion, faudra c'per la jambe. Ca s'répand plus vite qu'la gangrène, c'te sal'té."

Les derniers entraînements au pugilat font jaser la blonde. Voici ce qu'elle raconte, à l'abri des voiles dans la hune :

"J'commence à m'poser d'sérieuses questions s'les c'pacités martiales d'la Kaliena... Franch'ment, p'ceux qui l'ont vue à l'oeuv' de'n'ment, c'pas fameux..."

Lyne affiche une moue désolée et prend une grande inspiration chagrine avant de reprendre.

"L'dernier abordage ? D'en haut, on v'yait assez ben l'massacre. Mise à terre p'cahque type d'en face qu'montaient su' l'Engeance, d'un coup d'pied dans l'museau. Paf ! Une vraie carpette, on s'essuyait les bottes dessus avant d'aller su' l'pont. Sans 'pervier, s'rait morte sous les coups d'un nabot... On fit mort plus glorieuses, vous s'rez d'accord."

La gabière secoue la tête, un air peiné sur le visage, se remémorant les événements.

"A c'moment, on pouvait lui accorder l'b'néfice du doute. Blessure, 'toxication alimentaire -même si ç'aurait ben été la seule-, mal dormi, pas l'bon jour... Mais l'mal est p'us profond. Car l'est r'paru.
" Y'eu quelques combats à m'nues, à l'instigation d'not' basanée, qui voulait s'défouler. Ah, e' semblait en forme, en grande forme ! Prête à péter d'nez et des rotules, si l'artic' 4 l'autorisait. Mais là aussi... là aussi l'a pas su satisfaire les attentes."

L'air plus sérieuse, la blonde s'éclaircit la gorge et prend une inspiration.

"P'ceux pas au courant, v'là c'qui s'est passé. Premier combat cont' Valim, l'mousse. Première fois qu'on l'voit à l'oeuvre. Un danseur, d'ront certains, mais p'r un sacré beau ballet, mon sens. Et malgré tout c'qu'peut dire Chance sur les prouesses d'la Kaliena, bah l'aurait perdu. Et pourtant, c'pas faute d'avoir triché... a chaque fois qu'l'était en difficulté, un arbit' qu'intervient ! 'pervier est même allé jusqu'à lui donner une taloche alors qu'i s'rel'vait !P'moi, y'anguille sous roche, c'pas l'fruit du hasard... Leur a p'mis queq'chose aux deux pour qu'y l'aident à c'point. Une part d'butin ou queq'chose d'plus personnel, chais pas... Parait qu'le sang n'ment pas. J'dis ça, j'dis rien, c'une supposition quant à l'appui outrancier, oui, outrancier des arbit'.
Not' Valim, dans tout ça, qu'est-c'qui fait ? A chaque fois qu'y va prend' l'avantage, et plus d'une fois madame monsieur, y'un tiers qui vient s'en mêler pour permettre à l'autre d'se rétablir. Et là l'Valim, bah y voit clair dans l'petit jeu d'on adversaire. Trich'rie, qu'y pense. Et c'tait bien la seule chose à penser, ça crevait les yeux, c'tait si mal dissimulé qu'les trois d'vraient en avoir honte. 'lors l'Valim, non pas par orgueil et l'risque de perdre -l'est trop grand prince-, mais bien par égard pour sa pathétique opposante, y déclare forfait. car y sait qu'avec ou sans triche, y va gagner. Et si gagner contre quelqu'un qui triche c'est l'plus belle d'choses, bah l'Valim, y pense avant tout à la Kaliena. P'quoi qu'e triche ? Pac'qu'elle a peur d'perdre. P'quoi qu'elle a peur d'perdre ? Pa'c'qu'e sait qu'son niveau est bien plus bas qu'sa réputation d'castagneuse, qu'e veut t'nir. Si ça s'trouve, c'comme ça d'puis l'début, une grande entourloupe ! Moi j'lai vu qu'affronter des gars, j'sais pas c'qu'elle leur propose pour la laisser gagner. Mais t'jours est-il que l'Valim, même s'il a plus qu'toutes ses chances, dégoûté et pris d'pitié, bah y déclare forfait."

Lyne fait une pause dans le récit, le temps de prendre une outre à côté d'elle et de boire une lampée de son contenu.

"Mais ça s'finit pas là. Pac'que f'cément, la Kali, bah e' veut t'jours son combat, pour r'tablir s'réputation après l'épisode d'la carpette. Et là, c'lerreur. Pac'qu'elle fait face à 'pervier, 'vec t'jours Az en arbit'. Et là, bah les deux z'ont déjà leur part d'la récompense pour l'combat précédent, donc z'ont rien à gagner à la laisser triompher. L'pervier en plus a s'réputation aussi à maint'nir, puis c't'un homme droit et intègre, donc il a des r'mords quant à s'n intervention. Ca s'voit dans son oeil. Quant au Az', y s'estime déjà s'fisament content pour pas intervenir et laisser l'combat suiv' un cours normal. Et là... bah on a vu l'performances réelles d'la Carpette."

Le regard de la gabière se perd un temps sur le pont, lieu à jamais marqué par le combat d'Epervier.

"L'pervier, c'tait une montagne, c'soir là. Une montagne grande et forte, inébranlable, belle et altière. L'Kali, elle, c'était plus comme le vent : un souffle sournois, qui s'déporte, qui esquive, qui mugit mais fait pas grand-chose. Et s'lon un Canthien : qu'importe que l'vent hurle, la montagne ne peut ployer devant lui. Et c'est c'qui s'est passé. L'pervier, l'a pas cédé d'un iota. L'a fini par prend' d'vitesse l'aut' danseuse, l'a f'tue par terre, et là, c'tait l'poing d'la justice qu'a frappé."

Lyne mime de grands coups vers le plancher de la hune.

"Tac ! Tac ! Tac ! Chaque coup 'tait une expiation pour 'pervier, p'sa félonie du combat précédent. Autant dire qu'la largement expié. Mais c'pas fini ! Car l'pervier, y sent bien qu'son piètre adversaire, l'a perdu. Donc pl'tôt que d'l'amocher, comme l'Valim, y décide d'lui laisser un peu d'dignité. Y s'lève et va pour r'mett' sa ch'mise, puis en passant, y passe pas loin d'la Kaliena. Et là... là celle-ci révèle l'étendue d'sa fourberie. Elle se déploie d'un coup d'un seul, comme un serpent, pour aller saisir l'pied d'Epervier et l'faire tomber ! ELLE JOUAIT LA COMÉDIE ! Pl'tôt que d'se battre, l'a fait semblant d'êt' vaincue pour l'prendre en traître !
"Mais on la lui fait pas à l'envers, à 'pervier. D'un grand mouv'ment du pied, l'a l'vé la main traîtresse, l'a saisi l'poignet, et l'a immobilisé l'serpent au sol 'vec une clef d'bras. Clac ! La Kaliena s'est mise à cracher, à ruer comme une possédée. 'lors Az', 'rmand et 'pervier ont d'cidé, d'une part, qu'c'était bel et ben fini, puis d'sauver la carpette. L'ont purifiée par l'eau, comme dans l'vieux rites, par immersion. Et pou' l'coup, bah ça l'a calmée."

Lyne marque une pause, le temps de laisser les mots s'imprégner dans les esprits.

"L'moral d'cette histoire, s'y en a une, c'est qu'tricher, ç'finit par vous faire défaut... Et qu'la Kaliena, bah elle nous a bernés d'puis l'début sur ses compétences."

Alors que son public descend, la gabière interpelle le dernier.

"T'veux bien m'monter un truc à manger, s't'eupl' ? Y'a l'Kaliena en bas, et l'dernière fois qu'j'l'ai croisée j'ai cru qu'j'allais prend' une droite."

Assez vite sur l'Engeance, l'histoire du lancer de marteau par Azmadai dans le ventre d'Alacin à la demande de celui-ci se répand. Pour la majorité des matelots, le geste est considéré comme imbécile, pour d'autres il devait bien être motivé par quelque chose -même si ça reste particulier de demander au Quartier-Maître de lancer un marteau sur soi. Heureusement, Lyne est là pour expliquer à ceux qui n'auraient pas compris.

"C'tait très p'ticulier comme d'mande, de s'faire envoyer un marteau, p'sûr. Mais ç'répondait à une logique profonde... P'fonde comme l'plus beau sentiment. Non, pas l'ivresse, 'pervier. L'amour..."

La blonde affiche un sourire heureux, apaisé, avant de reprendre.

"C'vous aura pas échappé qu'l'Alacin et l'Kaliena, y s'envoient paît' l'un l'autre, y s'cherchent, s'taquinent... Rien d'n'normal, direz-vous. Maiiiis il semblerait qu'ç'aille plus loin qu'ça.
C'qu'm'a mis l'puce à l'reille, c'la réaction d'la Basanée quand 'p'vier a voulu prend' une botte d'lacin. L'a défendu. C'pas courant ch'z elle, d'défend' l'gens comme ça. Mais s'tout, s'tout... C'quand Az est v'nu chercher d'puces à l'Alacin qu'c'était criant. Quand 'zmadai d'm'dait à 'lacin c'qu'l'avait fait d'sa journée, à s'voir rien, bah l'Kali lui a cherché d's excuses : l'blessé, t'ça, t'ça... Mais l'Az, l'un coeur d'pierre, donc l'rien voulu savoir."

La jeune gabière marque une pause, portant son regard sur le pont.

"Quand l'Az est parti, la Kal' est allé voir l'lacin. L'a parlé bas, mais l'était question d'mander une preuve d'amour, c'qui s'rait capab' d'faire pour elle vu qu'elle, bah elle l'défendait cont' l'grand méchant Az'. Et là, bah l'Alacin l'a d'mandé à Az d'lui b'lancer un marteau, vu qu'Udeh v'lait pas lui tirer d'sus -d'lleurs, s'lon Didier c'Kerrington qu'aurait casé l'corde à l'entrainement, pour ensuite accuser Didier... mais bref. Not' couple, Kalacin, ou Kalienacin, j'sais pas encore c'ment dire, l'en péril. L'Kali, e' veut une preuve d'l'mour inconditionnel d'lacin. Et çui-là lui mont' qu'l'est près à m'rir pour elle. C'ti pas mignon ?"

Lyne affiche un sourire attendri, apparemment son avis à elle est que c'est mignon. Kawaï, comme dirait les Canthiens.

"Lors f'cément, l'Az et l'aut' z'ont pas trop compris... C'vrai qu'comme ça, d'but en blanc, bah c'parait débile. Mais c'tait une belle preuve, qu'à c'vaincu la Kaliena. L'est allée r'trouvé s'n amant, s'est ag'nouillée côté d'lui, lui a pris tend'ment la main... lui a dit c'bien l'était désolée d'l'avoir forcé à s'prend' un marteau p'r elle. Connaissez l'Alacin, l'a rit. Un rire heureux, pac'qu'y savait qu'l'avait fait ses preuves auprès d'l'espèce de monst' sans cœur qu'parait êt' Kaliena. 'lors qu'en fait, c'une 'tite âme tendre, c'le cœur d'un pain tout juste sorti du four.
Voilà. Savez tout, maint'nant. Tout sur Kalienalacin et l'peuvre du Marteau."